L’Autorité des marchés financiers (AMF) a publié ces dernières semaines quatre fascicules sur les finances personnelles. Les documents ont été distribués au grand public à raison d’un par semaine depuis le 19 octobre dernier. « Plus de 440 000 foyers à travers le Québec ont reçu ces cahiers spéciaux sur une période de quatre semaines consécutives », précisait un communiqué de l’AMF. Seul hic : le contenu est informatif mais le contenant est commandité, entre autres, par des institutions financières.

Ces fascicules ont été produits en collaboration avec l’entreprise de presse bien connue Gesca et publié dans ses sept quotidiens, soit La Presse, Le Soleil, Le Nouvelliste, Le Droit, La Tribune, Le Quotidien et La Voix de l’Est.

Le premier fascicule de la série, intitulé Maîtrisez vos finances personnelles, traite de questions financières telles le bilan, le budget mensuel et offre un mode d’emploi en quatre étapes pour choisir son conseiller. Le deuxième, Maîtrisez vos placements, propose un plan en cinq temps pour atteindre ses objectifs financiers. Il y est également question de profils d’investisseurs, de tolérance au risque, de types de placements et de certains modes d’épargne avantageux sur le plan fiscal comme le REER, le CELI et le RAP.

Un élément de la série de dépliants de l’AMF qui a fait sursauter la rédaction et plusieurs conseillers est la présence de publicités dans ses pages. Les documents, qui font entre 16 et 24 pages, présentent des annonces de trois institutions financières d’ importance, de même que du Barreau, du BAC, de la Chambre de la sécurité financière, de l’OCRCVM (Organisme canadien de réglementation des valeurs mobilières) et du RCCAQ (Regroupement des cabinets de courtage d’assurance du Québec).

Yves Bonneau, rédacteur en chef du magazine Conseiller
Yves Bonneau, rédacteur en chef du magazine Conseiller

Un appel au service des ventes de Gesca nous a permis de vérifier la grille tarifaire appliquée à ces fascicules. La pleine page se vendait 20 000 $, la demi-page, 12 000 $, et le quart de page, 7 000 $. En tout, des revenus publicitaires de 155 000 $ ont été placés dans lesdits cahiers, et l’AMF affirme que Gesca a empoché la totalité des revenus publicitaires.

À l’AMF, Sylvain Théberge, porte-parole de l’organisme, a dit être surpris des commentaires négatifs reçus par Conseiller.ca sur le sujet. « L’ensemble des échos reçus à notre Centre d’information était favorable », a-t-il affirmé à Conseiller.ca. M. Théberge croit que la question est pertinente, mais que l’Autorité des marchés financiers s’était déjà penchée là-dessus dans l’élaboration de cette stratégie.

« Ce projet s’inscrit dans la mission de l’Autorité, qui est de protéger les investisseurs, notamment en leur fournissant de l’information objective leur permettant de prendre des décisions éclairées, poursuit-il. Tout comme avec les Éditions Protégez-vous, l’Autorité s’est assurée de conserver le plein contrôle du contenu éditorial et publicitaire des fascicules en demeurant le principal commanditaire de l’initiative. »

Cependant, la différence fondamentale avec la publication réalisée en collaboration avec Protégez-Vous, c’est qu’elle ne contenait aucune publicité d’entreprises commerciales.

Ainsi donc, le prochain fascicule encarté dans votre journal du Groupe Gesca devrait peut-être s’intituler : Maîtrisez l’apparence de conflit d’intérêts.

Pour René Villemure, de l’Institut québécois d’éthique appliquée, la décision de l’Autorité d’accepter la présence de publicités d’institutions financières dans les pages de ses dépliants d’information est certes sujette à caution.

« Être partenaires dans la production de documents décrits comme des sources objectives d’information destinées aux consommateurs implique un lien d’affaires. Le climat actuel est au doute et à la suspicion et les gens sont sensibles à ces questions. Il y a lieu de s’interroger à prime abord, l’AMF aurait avantage à expliquer clairement sa décision. La question se pose : sont-ils juges, sont-ils parties ? Normalement, un organisme de réglementation ne se fait pas commanditer. Il y a apparence de juge et de partie. L’Autorité surveille les institutions et les intervenants de l’industrie qui, en retour, semblent financer leurs publications, ça soulève des questions légitimes. Dans tous les cas, c’est confus », conclut-il.

Du côté de l’Institut de la gouvernance des organismes publics et privés, le directeur général Michel Nadeau dit ne pas savoir pourquoi l’AMF a pris une telle décision. Celui qui siège également au conseil de Protégez-Vous donne l’exemple suivant : « Nous n’acceptons que les organismes qui partagent nos valeurs comme commanditaires; pas de publicité sur des produits ou des services. Il faut que ce soit sur des normes de bon comportement de citoyen corporatif. L’AMF n’a pas commis un péché mortel, mais la crédibilité d’un document, c’est important. L’Autorité doit clairement établir ses distances. On peut se questionner : peut-être que la valeur de la publicité a été échangée contre des amendes reçues par ces institutions. Les guides de l’AMF auraient été plus crédibles s’ils avaient été dépourvus de publicités apparentées à des produits et services financiers. »

Pour les conseillers qui ont remarqué ces publicités et pour le Regroupement indépendant des conseillers de l’industrie financière (RICIFQ), l’AMF devrait s’affranchir des institutions financières en toute circonstance. La présence de ces publicités risque de diriger les consommateurs « vers ces institutions au détriment des conseillers indépendants de l’industrie. Il s’agit d’un manque d’objectivité et de neutralité ».

Pour nous, il s’agit d’un manque flagrant de jugement. Un organisme qui contrôle les intervenants de l’industrie, qui leur demande d’être au-dessus de tout soupçon, d’éviter les conflits d’intérêts et même les apparences de conflits d’ intérêts, ne peut se placer dans une situation aussi équivoque.

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Yves Bonneau, rédacteur en chef
Conseiller


Cet article est tiré de l’édition de décembre du magazine Conseiller. Consultez-le en format PDF.