Si la crise financière de 2008 a remis à l’avant-plan la réflexion sur l’éthique dans l’industrie financière, les changements réglementaires qui ont suivi ne suffiront pas à assurer son intégrité, jugent les auteurs du livre Marchés publics à vendre.

Un sondage publié en 2012 montre que 24 % des employés des institutions financières américaines et anglaises sont tentés de contourner les règles pour maximiser le rendement et déclarent que 39 % de leurs concurrents le font régulièrement, rappelle l’ouvrage collectif dans le chapitre Corruption, collusion et éthique – Comment contrer une culture de désengagement moral?.

Ce dernier a été rédigé par Thierry C. Pauchant, Fabienne Elliott, Elisabeth A. Franco, Virginie Lecourt, Yoséline Leunens et Joé T. Martineau, de la Chaire de management éthique de HEC Montréal.

Les auteurs citent également l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mervyn King, selon lequel il existe une véritable « culture de manipulation de marché ». Pour la vaincre, la législation n’est pas suffisante, affirme la publication, études à l’appui.

Comme plusieurs autres avant eux, ils demandent une transformation profonde de la culture d’entreprise des institutions financières pour rétablir la confiance envers le système bancaire mondial.

« INSENSIBLE À CELUI QUI A PERDU LES ÉCONOMIES D’UNE VIE »

L’être humain a cette capacité de faire taire la petite voix de la moralité par différents mécanismes, qui viennent justifier des actions répréhensibles, peut-on lire dans l’ouvrage. C’est ce que le philosophe Albert Bandura a appelé le « désengagement moral ».

Selon les auteurs, plusieurs témoignages tirés du rapport Levin-Coburn sur les causes de la crise démontrent que ces mécanismes étaient à l’œuvre dans l’industrie financière lors de l’implosion des subprimes :

  • La justification morale : « Le développement des marchés de capitaux a permis de redistribuer plus efficacement le risque. »
  • La comparaison avantageuse : « Relativement à d’autres pays qui ont connu des instabilités financières, nos gestionnaires peuvent être considérés comme honnêtes et compétents. »
  • L’aseptisation du langage: « Les données historiques prouvent que nous avons pris en compte tous les facteurs nécessaires. Nous avons bien fait notre travail. »
  • Le déplacement de la responsabilité: « Vous savez, ceux qui s’occupaient du détail de la transaction étaient peut-être au courant. Moi non. »
  • La diffusion de la responsabilité : « Le sous-produit de ce que nous faisons, c’est le chaos, et personne n’est responsable de ce chaos. »
  • La minimisation des conséquences : « Je pense qu’il existera toujours de nombreuses opinions sur la performance d’un titre par rapport au marché. »
  • La remise en cause des conséquences : « Pour les analystes, il n’y a absolument aucune raison de supposer que, une fois cette crise surmontée, l’économie mondiale ne reviendra pas à son taux de croissance précédent, et ils aimeraient bien en être félicités. »
  • La déshumanisation des victimes : « Les profits mirobolants sont rares dans le marché et ce serait difficile pour nous de trouver un acheteur assez fou pour prendre le risque. Mais si l’occasion se présente, nous allons la prendre et trouver quelqu’un à tromper. »
  • Le blâme des victimes : « Et c’est la faute à qui? Au prêteur prédateur? Non. C’est la personne qui a signé le contrat qui est fautive. »

« Ce désengagement moral favorise des pratiques d’affaires qui tentent sciemment de contourner la loi et vont à l’encontre d’aspirations éthiques profondes. On restera ainsi insensible à celui qui a perdu les économies d’une vie […] », peut-on lire dans l’ouvrage.

marches_publics_vendre_livre_boisvert_lacroixCOMMENT COMBATTRE CETTE CULTURE?

Les stratégies habituelles (leadership, code d’éthique, contrôles et règlements punitifs, reddition de comptes, gouvernance renforcée, par exemple) n’auraient pas suffi pour éviter la crise, estiment les auteurs.

« Le leadership encourageait la maximisation des profits à court terme, les agences de notation ou les organismes de réglementation ont mal fait leur travail, et de nombreux conseils d’administration ont approuvé des prises de risque jugées insensées par la suite », écrivent-ils.

Pour que des réformes puissent émerger, il a fallu la faillite de plusieurs banques et l’effondrement du système financier mondial, relèvent-ils.

Comment agir en amont? Par l’éthique et la prévention, soutiennent les experts. Lorsqu’une culture de désengagement moral est contestée, les personnes impliquées dans ce système sont moins susceptibles d’y adhérer.

Pour lutter contre la corruption, des villes et des organismes publics du monde entier ont publicisé les témoignages de personnes forcées de participer aux magouilles. D’autres ont diffusé dans les médias traditionnels et sociaux le nom de personnes ayant corrompu le système, ou l’emploi du temps d’élus, avec le nom de ceux qu’ils rencontraient et la durée de la rencontre, illustrent les auteurs.

Comme la culture du désengagement moral met du temps à s’installer, ils suggèrent que des gestionnaires ou des professionnels en anthropologie, criminologie, psychopathologie ou gestion des crises montent la garde, à l’affût de signes avant-coureurs.

« Cela inclut, par exemple, les rumeurs qui circulent dans l’organisation, […] la documentation systématique de tentatives de corruption, ou même la nature des conversations tenues durant les pauses santé », relèvent les analystes.

Les entreprises elles-mêmes peuvent tâter le pouls de leur organisation, notamment par des questionnaires évaluant le profil et les pratiques éthiques de leur personnel et de leurs partenaires d’affaires.

LES LOIS EN APPUI

Même si elle ne modifie pas l’essence même de cette culture de désengagement moral, la réglementation peut tout de même appuyer les efforts pour la combattre.

Les lois, politiques et données doivent être transparentes et partagées largement dans la société civile pour que celle-ci soit à même de surveiller ce qui se passe et d’exprimer son opinion. La décision, en 2011, de la Cour suprême des États-Unis décrétant qu’une entreprise n’a pas les mêmes droits qu’une personne en ce qui concerne la protection de ses documents privés en est un bon exemple.

Cela a notamment permis au Mayor’s office of Contract Services de New York de rendre publique une base de données contenant ses partenaires d’affaires, ainsi que les détails de tous ses contrats d’une valeur de plus de 100 000 $.

« Rapprocher les décideurs de l’action locale, au lieu d’en confier la surveillance à des organismes centraux, semble [aussi] pouvoir porter des fruits, ajoutent les auteurs. Par exemple, le New York City Department of Investigation est doté depuis des années du pouvoir d’émettre des citations à comparaître, de conduire des interrogatoires sous serment ou de publier des rapports. En 2011, ce bureau d’environ 300 personnes a arrêté, avec l’aide de la police de New York et d’autres agences, 731 contrevenants et a recouvré plus de 500 M$. »

Reste à voir si ces suggestions seront entendues.

Marchés publics à vendre – Éthique et corruption, sous la direction d’André Lacroix et Yves Boisvert, Liber, 2015, 260 pages.

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