Gendarme, juge et assureur des conseillers en services financiers, l’AMF cumule plusieurs chapeaux qui font douter à certains de son impartialité. Qu’en est-il vraiment ?

Le Québec est le seul endroit en Amérique du Nord où les mécanismes de réglementation et d’indemnisation cohabitent au sein d’une même entité. L’Autorité des marchés financiers (AMF) joue ainsi le triple rôle de gendarme, de juge et d’assureur, trilogie qui fait craindre à certains un trop grand nombre d’attributions concentrées en peu de mains. Mais l’on accole à la situation actuelle un risque de partialité moindre que celui découlant de l’autoréglementation.

Clément Mabit résume la pensée générale des juristes. « Selon moi, le fait que l’AMF administre elle-même le Fonds d’indemnisation des services financiers (FISF) ne cause pas d’inquiétudes sérieuses quant à l’existence d’un possible conflit d’intérêts, étant donné que cet organisme de réglementation dispose de structures organisationnelles suffisamment fortes pour assurer son indépendance. Toutefois, comme l’AMF a déjà de nombreuses autres fonctions à remplir, on peut se demander si celle-ci disposera des ressources et du temps nécessaires pour atteindre tous ces objectifs que sont la surveillance des professionnels, la protection du public, la sanction des professionnels déviants et l’indemnisation des victimes. »

Le titulaire d’une maîtrise en droit de l’entreprise de l’Université Laval et membre du Centre d’études en droit économique évoque des risques de partialité et de manque d’indépendance, qui seraient accentués dans le cas d’un organisme d’autoréglementation. « De tels organismes, financés par leur membres, risquent de subir des pressions de ces derniers. Dans les faits, il y a un risque réel que des membres influents tentent de contrôler l’organisme d’autoréglementation. Par exemple, dans le contexte des valeurs mobilières, certains des plus importants courtiers en placement siègent au conseil d’administration de l’Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières. »

Michel Nadeau acquiesce : « Qui va gérer le FISF, sinon l’AMF, lance le directeur général de l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques. Dans l’autoréglementation, le public n’est pas toujours bien représenté. »

Mais cela demeure de la théorie. En pratique, « il me semble que la mission d’indemnisation des victimes n’est pas la mission primordiale des organismes de réglementation et d’autoréglementation qui doivent privilégier la prévention des manquements et la protection du public. L’AMF dispose des garanties d’indépendance suffisantes pour assurer l’administration d’un fonds d’indemnisation très utile aux consommateurs, souligne Clément Mabit. Le risque que l’organisme de réglementation ne s’acquitte pas de sa mission d’administration du fonds de façon satisfaisante est faible, étant donné que plusieurs organismes d’autoréglementation qui présentent des garanties d’indépendance moindres y réussissent très bien. Cependant, on est en droit de se demander si l’AMF dispose des moyens suffisants pour remplir cette nouvelle obligation, en plus des autres qui lui sont assignées »; au demeurant, si elle peut agir avec diligence.

Autoréglementation et indemnisation
Le président de l’Office des professions du Québec, Jean-Paul Dutrisac, confirme la bonne tenue de l’autoréglementation en matière d’indemnisation. Du même souffle, il défend le bon fonctionnement du système actuel. Il revient à cet organisme gouvernemental de veiller à ce que les ordres assurent la protection du public utilisateur de services professionnels. Le Code des professions prévoit un système de protection lorsqu’un professionnel détient des sommes ou des biens pour le compte d’un client. Il revient notamment à l’Ordre de réglementer le compte en fidéicommis. Cette réglementation prévoit le recours à un fonds d’indemnisation, lorsqu’il y a fraude, pour le client d’un membre de l’Ordre qui utiliserait le compte en fidéicommis à d’autres fins. L’ assurance responsabilité professionnelle va s’activer lorsqu’il y a faute. « Il n’existe pas de réglementation uniforme. Nous dénombrons quelque 45 ordres, et une minorité dispose d’un fonds d’indemnisation. On peut penser aux notaires, aux avocats, aux médecins ou encore aux trois ordres de comptables », fait remarquer Jean-Paul Dutrisac. À titre d’exemple, à la Chambre des notaires, la demande d’indemnisation est formulée par écrit auprès du comité du fonds composé de membres et de représentants du public, qui en étudient la recevabilité et soumettent leur recommandation au comité exécutif. La décision du comité est sans appel. « Tout le système repose sur l’autoréglementation, l’autogestion. Il ne revient pas aux Ordres de gérer le mécanisme. Mais ils ont une responsabilité de reddition de comptes. À l’Office, nous assurons la surveillance et le contrôle, précise M. Dutrisac. Nous n’avons pas observé de dérive importante. Ce système fonctionne très bien. »

À l’AMF, le responsable des relations médias, Sylvain Théberge, qualifie le FISF d’outil unique en Amérique du Nord. Il rappelle que l’actuelle structure est enchâssée dans la Loi sur la distribution des produits et services financiers, introduite en 1998. « Nous appliquons la Loi. Si des modifications doivent être apportées, elles doivent venir du législateur, du gouvernement. »

Le FISF peut octroyer un dédommagement pouvant aller jusqu’à 200 000 $ aux victimes d’actes de fraude, de manœuvres dolosives ou de détournement de fonds en matière de distribution de produits et services financiers commis par des entreprises (cabinets, sociétés autonomes et firmes), par des représentants inscrits en courtage en épargne collective, en courtage en plans de bourses d’étude, en assurance de personnes, en assurance collective de personnes, en planification financière ou en assurance de dommages, et par des experts en règlement des sinistres. « Le secteur des valeurs mobilières est exclu. Vous comprendrez qu’avec 600 milliards de transactions par année… », fait valoir Sylvain Théberge.

Le FISF en déficit
Le FISF est financé à partir des cotisations des quelque 50 000 conseillers inscrits. Le taux, qui varie de 90 $ à 160 $ selon la discipline, a été ajusté à la hausse à la suite des indemnisations records versées dans l’affaire Norbourg. « Le fonds est en phase de recapitalisation. Son déficit atteignait 25 millions de dollars voilà un an. Il se situe maintenant à 17,5 millions. Nous avons pour objectif de rétablir la capitalisation en 2012-2013 », indique le porte-parole de l’AMF.

Chaque dossier est analysé individuellement. « Nous constatons tous les limites et les frustrations. Nous sommes très compréhensifs lorsqu’une situation de fraude se présente. Nous comprenons la douleur d’une victime de fraude apprenant qu’elle n’est pas admissible à l’indemnisation. Mais… », soupire Sylvain Théberge, laissant deviner sa pensée.

Rien contre la fraude fiduciaire
Sur ce point, le président du Mouvement d’éducation et de défense des actionnaires (MEDAC), Claude Béland, se dit partisan d’une couverture plus globale en matière d’indemnisation. « On se trouve trop souvent avec des mesures servant finalement à protéger le régulateur ou le professionnel. La formule actuelle prend la forme d’une assurance couvrant la faute professionnelle. Mais rien n’est fait contre la fraude fiduciaire. Lorsque la gestion de biens d’autrui est en jeu, on fait face à une responsabilité fiduciaire. Le professionnel ne peut plus se défendre en invoquant les conditions de marché. Il exerce un pouvoir fiduciaire et il devrait être évalué en fonction de pratiques généralement reconnues dans l’exercice d’un tel pouvoir. »

Robert Pouliot y fait écho. Le directeur des Services aux investisseurs FidRisk et professeur en finance à l’École des sciences de la gestion (UQAM) défend également ce concept de responsabilité fiduciaire, dans le respect du meilleur intérêt du client. « À l’heure actuelle, l’indemnisation couvre le conseiller et la fraude en matière de distribution. Or, les grosses fraudes au Canada ont été commises par les manufacturiers […] La caisse de retraite dispose d’un rapport de force. Mais quel poids un particulier a-t-il devant un manufacturier de fonds ? »

Robert Pouliot estime, au demeurant, que l’AMF se trouve en situation de conflit d’intérêts en étant à la fois juge, police et compagnie d’assurance. Il reconnaît cependant qu’une gestion indépendante du FISF n’aurait pas conduit à un traitement différent des dossiers comme Norbourg ou Mount Real… « Actuellement, le fonds d’indemnisation n’encourage pas le respect de pratiques exemplaires. Les actes de négligence sont beaucoup plus nombreux que la fraude. Il serait souhaitable d’encourager la mise en œuvre de meilleures pratiques et d’inclure manufacturiers et gestionnaires dans l’exercice. »

Robert Pouliot se prend à rêver d’un fonds indépendant élargi, qui appuierait l’investisseur et servirait de contrepartie dans le rapport de force, « un fonds qui engloberait l’évaluation et la surveillance, des gestionnaires et des pratiques fiduciaires; un fonds financé à partir des primes calculées selon une notation déterminée en fonction des risques fiduciaires ».

Michel Nadeau abonde dans le même sens. « Au départ, la responsabilité des choix de placement revient aux investisseurs. L’État ou un fonds d’indemnisation quelconque n’a pas à prendre les risques du marché. Quant au risque de fraude et, plus largement, au risque fiduciaire, c’est autre chose. Lorsqu’une personne perd une partie substantielle de son épargne-retraite à cause d’un crime, elle devrait bénéficier d’une protection minimale. »


Cet article est tiré de l’édition d’octobre du magazine Conseiller.
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